Le 29 juin dernier avait lieu la première JSRC (Journée scientifique du réseau chemsex) créée afin de favoriser les rencontres et les échanges entre soignants-es et acteurs-rices associatifs-ves impliqués-es dans la prise en charge des chemsexeurs. Une journée dense et passionnante.
En introduction de cette journée très dense (vingt présentations en 8 heures et 45 minutes chrono pour déjeuner !) Muriel Grégoire (psychiatre et addictologue au Csapa de la Villa Floréal Aix-en-Provence et au Spot Longchamp de Marseille) et Thomas L’Yavanc (addictologue au centre de santé sexuelle Le 190 à Paris) sont revenus-es sur les prémices de la prise en charge des chemsexeurs.
Quelques définitions d’abord, le chemsex ou « sexe sous produits » (contraction des mots anglais chemical pour « chimique » – et sex). C’est l’usage de produits psychoactifs en contexte sexuel. Parmi les produits les plus consommés lors de plans chemsex, citons les cathinones (des produits de synthèse comme la 3- MMC ou la 4-MEC) ou encore le GHB/GBL et la MDMA. Muriel Grégoire explique que les premiers « slameurs » (pratique d’injection en contexte sexuel) sont arrivés dans les centres de soin autour de l’année 2010. Les soignants-es ont découvert cette pratique à travers les récits de leurs patients, en très grande partie des hommes gays ou bisexuels. C’est en 2016 qu’a lieu la première analyse de NPS (nouveaux produits de synthèse) récoltés dans les centres de santé. La même année, Le 190 lance le Réseau chemsex. Ce groupe permet à des soignants-es et acteurs-rices associatifs-ves impliqués-es dans la prise en charge des chemsexeurs de partager sur les pratiques émergentes, de se tenir informés-es des dispositifs d’accompagnement existants et ainsi faciliter les parcours de soins des usagers (en très grande partie masculins) chemsexeurs. Ce réseau regroupe des soignants-es de différents métiers (médecins infectiologues ou de centres de santé sexuelle, psychiatres, addictologues, psychologues, sexologues…) et de différents horizons (hospitalier ou en ville, privé ou public), ainsi que des accompagnateurs-rices associatif-ves. Le réseau compte une quarantaine de personnes aujourd’hui.
Sexe et chemsex : Une « utopie manquée »
La journée commence fort avec une présentation passionnante de Tim Joanny Madesclaire. Ancien journaliste et consultant, Tim est actuellement accompagnateur communautaire au SPOT de AIDES à Paris. Depuis de nombreuses années, le militant contribue régulièrement à des programmes de santé sexuelle en direction des gays. Ancien rédacteur en chef de « Prends-Moi » (revue de prévention des IST créée par les pouvoirs publics), il a contribué, entre autres, aux guides de l’Enipse ainsi qu’aux rapports Trend sur le chemsex. Il est aussi le co-fondateur de la revue « Monstre ». Le militant commence par revenir sur les origines du terme chemsex « inventé par une bande de gays » en 2003 et cité à l’époque par l’activiste Britannique David Stuart sur son blog. Il évoque la double signification de la racine « chem » comme chemical (produit chimique) et chemistry (alchimie sexuelle entre des partenaires). Chemsex était aussi le nom d’une mailing liste de partenaires de sexes qui se regroupaient pour faire des plans cul entre eux avec des « chems », explique Tim. Le terme a évolué avec le temps pour devenir une pratique communautaire et une catégorie sexuelle épidémio/sanitaire dans une logique de soin, de RdR et d’autosupport. Le phénomène prend de l’ampleur à la fin des années 2000 avec l’arrivée des applis de rencontre géolocalisées. En 2010, Tim commence à travailler pour le réseau Trend (Tendances récentes et nouvelles drogues) de l’OFDT (Observatoire français des drogues et des tendances addictives). Il prend la suite de Sandrine Fournier (Sidaction) qui, dès 2009, avait observé l’arrivée du slam et les réunions sexuelles à domicile en marge des sorties en clubs. Dans le cadre de son travail pour Trend, le militant documente le chemsex et notamment ce qu’il qualifie comme l’explosion de la « 3 » (3 MMC). S’en suit une réflexion très intéressante sur la sexualité gay comme un « idéal communautaire » qui a résisté à la crise du sida, mais qui se heurte à la stigmatisation persistante de la société et à ses propres exigences. Tim évoque également « les gays, le sexe et la drogue », comme une co-construction identitaire et l’impact des drogues dans la culture et la littérature gay (William Burroughs : mezcaline, héroine, mcannabis, etc. ; Denis Belloc : héroïne, alcool ; Armistead Maupin : herbes, quaaludes ; Guillaume Dustan : ecsta, acid, cannabis…). Le militant partage son ressenti sur l’impact de l’homophobie engendrée par la Manif pour tous en 2012/2013 sur les sexualités gays : « Le débat sur le « mariage pour tous » a révélé de façon brutale la persistance du rejet des homosexuels par des pans entiers de la société. Et particulièrement en ce qui concerne la reconnaissance qu’il convient ou non de leurs accorder dans la filiation et dans la famille. Ce dernier point peut sembler sans rapport direct avec l’usage de produits stupéfiants en contexte festif ou sexuel, détrompez-vous ! Dans les entretiens et dans les situations observées, il m’est apparu que précisément, même lorsque cela n’était pas clairement exprimé, l’un des facteurs qui conduisait à la « plongée » dans l’usage systématique de produits stupéfiants était moins la recherche de la performance sexuelle, que la peur de se retrouver face à son isolement ». Et Tim Joanny Madesclaire de conclure sur une citation qui illustre le concept de « chemsex comme consolation : « Tout ceux qui ont vécu dans les limbes d’Utopie doivent faire face à une douloureuse descente vers la planète Terre, ses mariages brisés et ses hédonismes vains » (Nick Kent, Apathy For The Devil, les Seventies, voyage au cœur des ténèbres », Paris, Payot et Rivages, 2012).
Qui sont les chemsexeurs ?
Plus pragmatique, Annie Velter, socio-démographe chez Santé publique France, a présenté une synthèse des dernières enquêtes Santé-Sexualité-Prévention « Rapport au sexe » (Eras) à destination des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH). Les enquêtes ont eu lieu en 2017, 2019, 2020 et 2021 sur un site internet dédié. Les conditions pour participer à cette enquête : être un homme âgé de 18 ans et plus qui a des rapports sexuels avec des hommes. Le questionnaire auto-administré demandait (entre autres) si les personnes avaient pratiqué le chemsex au cours du dernier rapport sexuel. Les taux de réponse étaient de 5 % en 2017, 2019 et 2020 et 6 % en 2021, mais selon Annie Velter, il s’agit d’une sous-estimation car ce taux passe à 12 % quand la question du chemsex est posée au cours des six derniers mois.
Quel est le profil type des chemsexeurs d’après ces enquêtes ? L’âge moyen des usagers est de 37 ans (contre 31 chez ceux qui ont répondu à l’enquête et qui ne pratiquent pas le chemsex). Les chemsexeurs se définissent plus comme appartenant à la communauté gay (86 % vs 82 %), ils fréquentent plus les applis de rencontres gays (92 % vs 78 %), ils fréquentent plus les « sex parties » (partouzes) (65 % vs 15 %) , ils ont plus de cinq partenaires dans les six derniers mois (61 % vs 27 %) et ils ont plus de pratiques BDSM (38 % vs 6 %). Concernant le statut sérologique, en 2021, 32 % étaient séropositifs au VIH, 32 % étaient séronégatifs sous Prep et 36 % étaient séronégatifs, mais pas sous Prep ou éloignés du soin. La santé mentale est également abordée dans cette enquête avec un score d’anxiété plus élevé chez les chemsexeurs vs les non chemsexeurs (33 % vs 24 %) et un plus fort taux de tentatives de suicides au cours des douze derniers mois (5 % vs 1 %).
En résumé, Annie Velter a présenté les HSH chemsexeurs comme plus âgés, plus urbains et plus communautaires que les HSH non chemsexeurs. Elle pointe des disparités socio-économiques entre les deux groupes avec plus de chômage et plus de situations financières difficiles chez les chemsexeurs. Elle souligne le fait qu’il y a plus d’hommes séropositifs et prépeurs parmi les chemsexeurs et donc plus souvent en contact avec les professionnels-es de santé. Enfin, la socio-démographe pointe du doigt une forte exposition au VIH, au VHC et aux IST en particulier chez les chemsexeurs séronégatifs qui ne sont pas usagers de Prep. L’édition 2023 de l’enquête Eras (avec plus de questions sur le chemsex) est en cours d’analyse et les résultats seront dévoilés en fin d’année.
L’impact du porno et des applis
Le Dr Alexandre Aslan est à la fois infectiologue, psychologue et sexologue, mais c’est avec sa casquette de sexologue que cet expert français du chemsex a fait sa présentation. En préambule, le Dr Aslan a tenu a bien définir certains termes et à bien faire le distinguo entre :
- La sexologie qui est l’étude des éléments qui concourent à la réalisation d’une sexualité non reproductrice épanouie, ou qui l’entravent, voire la rendent impossible ;
- La sexualité qui est l’apprentissage sensoriel et social des comportements, organisé par des processus de renforcement ;
- La relation sexuelle qui présuppose une relation, donc une altérité ;
- Le sexe ou l’expression « faire du sexe » qu’il qualifie de « petit morceau détaché moins potentiellement à risque d’attachement ».
Dans sa définition du chemsex comme « concept intégratif », le Dr Aslan revient sur des causes ou « symptômes » qu’il retrouve dans beaucoup de ses consultations : homophobie internalisée, peur du VIH/sida pour les gays séronégatifs, sérophobie pour les gays séropositifs, sexualité performative calquée sur l’imagerie pornographique, etc. Il met l’accent sur deux problématiques : le fort impact de la drague virtuelle versus naturelle via les applis de type Grindr qu’il qualifie d’addiction à part entière et le fort impact de la culture pornographique.
L’âge moyen de la première consultation d’images pornographiques est de 14 ans en population générale, mais la proportion des 7-12 ayant accès au porno augmente explique le Dr Aslan. Beaucoup de jeunes consultent du porno extrême sur les écrans et répliquent ces comportements dans leurs propres relations. Et le sexologue de souligner qu’un âge précoce d’accès au porno (en dessous de 12 ans) est associé à des besoins accrus de simulation sexuelle et une diminution de la satisfaction sexuelle (étude Dwulit and Rzymski, 2019). Quid de la consommation de porno chez les hommes gays et bisexuels ? Le Dr Aslan parle d’une consommation plus intense (39 % au moins une fois par semaine soit trois fois plus que les hommes hétérosexuels). Une surconsommation de porno qui va de pair avec une suractivité masturbatoire (24 % se masturbent tous les jours versus 11 % chez les hommes hétéros) et 37 % de HSH qui se déclarent « addicts » à au moins une forme de stimulation sexuelle artificielle. En ce qui concerne les applis de rencontre de type Grindr, le sexologue parle d’une pratique largement majoritaire chez les hommes gays et bis (72 % s’y sont déjà inscrites versus 37 % chez les hétéros). Une utilisation parfois problématique car elle peut faciliter des comportements sexuels compulsifs.
Encore trop de drames !
Anne Batisse, pharmacienne en addictovigilance au centre d’addictovigilance de Paris (CEIP-A) a présenté les données de l’enquête (qui porte bien son nom) Drames (Décès en relation avec l’abus de médicaments et de substances). La surveillance des décès en lien avec l’usage de substances psychoactives (SPA), à travers l’enquête Drames, est une des missions majeures du Réseau d’addictovigilance. La région Île-de-France (ÎDF) est la région qui recense le plus de décès en relation avec l’abus de substances psychoactives. La pharmacienne précise d’emblée que ce recueil annuel prospectif n’est pas un recensement exhaustif des décès. Par ailleurs, les suicides par overdose ne sont pas inclus et les contextes ne sont pas toujours renseignés dans l’enquête Drames. Cependant, les données sur les décès liés au chemsex sont très rares en France, donc cette enquête a le mérite de poser un premier constat. Au total, entre 2008 et 2021, l’enquête DRAMES a recensé 77 décès directs impliquant des cathinones et/ou du GHB/GBL. La courbe des décès est en augmentation constante depuis 2014 avec un pic de 21 décès en 2020. Les décès liés au chemsex étaient-ils sous-notifiés entre 2008 et 2013 ou s’agit-il d’une réelle hausse ? Anne Batisse pose la question et souligne l’importance de la RDR. Parmi les substances impliquées dans les décès liés au chemsex arrivent en tête : la 3-MMC, le GHB et la 4-MEC. En 2021, sur 388 décès survenus suite à l’usage de substances psychoactives, 18 (4,6 %) concernaient des chemsexeurs. À titre de comparaison, la cocaïne (qui n’est pas considérée comme un produit de synthèse typique au chemsex) a entrainé 141 décès sur 388 (36 %) la même année. Entre 2018 et 2021, 57 % des décès liés au chemsex ont eu lieu en région parisienne, soit 33 décès. Les personnes décédées étaient en très grande majorité des hommes, d’un âge moyen de 40 ans. La polyconsommation (le fait de prendre plusieurs produits) était retrouvée dans 70 % des cas, mais cinq décès sont survenus avec du GHB seul et cinq autre décès avec une cathinone seule. La pharmacienne en addictovigilance a un message important à faire passer aux usagers de chemsex : appelez les secours en cas de problème ! En effet, l’organisateur d’une soirée chemsex ne risque pas de poursuite judiciaire. Par contre, ne pas appeler les secours quand un participant perd connaissance relève de la non-assistance à personne en danger. Dans ce genre d’affaire, en cas de décès liée à la drogue, la police recherche avant tout la personne ou le réseau à l’origine de la vente du produit et se pose la question suivante : qui a remis la drogue à la personne décédée ? Toutes drogues confondues, le nombre d’overdoses fatales a diminué de 50 % en dix ans à Paris grâce à l’augmentation de l’appel des secours. Se pose alors la question d’une future loi du « Bon Samaritain » en France. Ce genre de loi existe déjà dans plusieurs pays et elle garantit que le-la sauveteur-e n’est pas légalement responsable de la mort ou des dommages causés à la personne décédée tant qu’il-elle a agi calmement et rationnellement. Une loi qui viserait à favoriser le civisme et l’entraide dans un moment de panique et de peur de la police. Faire le 15 peut sauver une vie !
« Analyse ton prod »
Dans la palette de réduction des risques liés au chemsex, l’analyse des produits est un outil de plus en plus reconnu. Le Dr Grégory Pfau (Hôpital Pitié-Salpêtrière à Paris) et Tim Joanny Madesclaire ont présenté le dispositif ATP ÎdF (« Analyse ton prod »), une fédération d’associations fondée en 2009 financée par l’ARS Île-de-France depuis 2019. Le but est d’améliorer l’accès à l’analyse des drogues. En 2022, 1 500 analyses ont été effectuées. En juin 2023, le dispositif en est à 680 analyses. Depuis 2017, ATP ÎdF organise un partenariat avec le Spot Beaumarchais de AIDES situé à Paris. Le deuxième mardi de chaque mois, les usagers de chemsex peuvent apporter leur produit qui est analysé sur place avec un mini labo installé au SPOT pour l’occasion. Depuis janvier 2022, 81 analyses de produits ont eu lieu au SPOT Beaumarchais. Des entretiens collectifs sont organisés suivis d’une séance de révélation pour expliquer aux usagers ce qu’il y a dans les produits. Ce dispositif permet de renforcer le discours de RDR auprès des chemsexeurs qui sont souvent peu curieux des produits qu’ils consomment. L’analyse leur permet de reconsidérer leur consommation et d’intégrer cette méthode comme un outil de RDR à part entière.
Les vidéos de la Journée scientifique du Réseau chemsex seront publiées dans le courant de l’été sur la page Linkedin du Réseau chemsex.
Un abécédaire de la RDR
La réduction des risques (RDR) est une approche politique fondée sur la santé publique et les droits humains. Elle a été développée à partir de la lutte contre le sida. Elle s’est enrichie, au fil des ans, de nombreux termes, de nombreuses initiatives, structures et notions. En 2021 Seronet a réalisé un abécédaire de la RDR à retrouver ici.
Source : Seronet