Rencontre avec une pédiatre de Djibouti, engagée dans la lutte contre le VIH depuis le début.
Djibouti, pays semi-aride situé à la pointe de la Corne de l’Afrique, a toujours représenté un carrefour d’échanges et de transit entre l’intérieur des terres et la péninsule arabique. Cette position géographique lui a valu d’être frappé de plein fouet par l’épidémie de VIH/sida dans les années 1990. La pédiatre Emma Acina s’est installée dans ce pays d’environ 1 million d’habitants, à majorité musulmane, en 1983 et est devenue, à travers le soin aux enfants infectés, une championne de la lutte contre la maladie. Son parcours a été salué en 2012 par le prix international Sidaction, notamment en hommage aux actions de Solidarité Féminine (SF), créée en 1994 pour soutenir les femmes séropositives et leurs familles. Personnalité énergique et déterminée, elle a été témoin de l’évolution de la maladie à Djibouti, dont la prévalence est passée de 7,12 % à 0,71 % entre 1997 et 2021, selon l’ONUSIDA. Pour VaccinesWork, elle revient sur cette évolution sanitaire.
VaccinesWork : Comment expliquer cette diminution spectaculaire du VIH ces vingt dernières années ?
Dre. Emma Acina : Je ne suis pas statisticienne, mais je pense que la prévalence dans la population générale reste quand même aux alentours de 3 %. À mon avis, le sida est toujours bien présent à Djibouti, dans toutes les classes sociales, à tous les âges. Je ne vois pas de diminution flagrante dans le nombre de nouveaux enfants touchés par le VIH et chez les femmes séropositives. Pour moi, la situation reste similaire à celle de 2004.
« Au cabinet, comme partout ailleurs, souvent les dames ne donnent pas leur vrai nom ou bien elles ne fournissent pas tous les renseignements. Il y a aussi la stratégie du voile intégral, qui aide beaucoup de femmes à ne pas être reconnues. »
C’est bien si les statistiques montrent une baisse, mais il ne faut pas se cacher derrière les chiffres sans regarder la réalité en face. Le sida est très stigmatisant. Cela reste un tabou. Beaucoup de gens cachent leur séropositivité ou leur traitement, même à leur propre famille, ce qui crée des drames personnels et sociaux.
Quels sont les mécanismes d’adaptation développés par les femmes et les enfants touchés par ces tabous ?
Au cabinet, comme partout ailleurs, souvent les dames ne donnent pas leur vrai nom ou bien elles ne fournissent pas tous les renseignements. Il y a aussi la stratégie du voile intégral, qui aide beaucoup de femmes à ne pas être reconnues. Parfois, elles le gardent même dans l’intimité du bureau, alors, au bout d’un moment, je demande à l’enlever car il faut qu’une relation de confiance se crée. Certaines Djiboutiennes modifient aussi leurs voix et se font passer pour Éthiopiennes quand elles viennent aux distributions de lait infantile. À l’extérieur, même nous, nous faisons très attention à ce que nous disons. On ne cite jamais les noms, tout est codé dans nos conversations.
Pour les enfants, ils ne le disent pas à l’école. Quand on leur demande pourquoi ils sont souvent malades, ils répondent qu’ils ont la tuberculose ou bien une hépatite. Quand on les sensibilise en présence des parents, on leur dit bien : c’est quelque chose qui t’appartient, qui appartient à ta famille.
Comment s’est déroulée la découverte du virus et les premières années de lutte à Djibouti ?
Je me rappelle le premier cas de sida à Djibouti, c’était en 1986. À l’époque, on savait peu de choses, on disait encore que c’était « la maladie des 4H » pour homosexuels, héroïnomanes, hémophiles et Haïtiens. Petit à petit, on a appris certains modes de contamination mais, quant au traitement, il n’y avait rien, on donnait seulement du Bactrim pour éviter les infections opportunistes. Parler de sida ou bien de sérologie positive VIH, c’était la mort annoncée.
Du côté des soignants, c’était aussi très dur, parce qu’on se sentait démunis. C’est là qu’on a commencé à penser à l’aide psychologique. On a formé des groupes de parole, on avait même une cellule d’écoute pour les patients et leur entourage. Dans le groupe que nous étions, composé de médecins, de soignants, de sages-femmes et de la population aussi, on s’est dit : il faut axer le tout sur la prévention avec les préservatifs, etc. Ça a été très compliqué, il fallait montrer l’efficacité des préservatifs sans faire croire qu’on incitait les jeunes et la population à avoir des rapports sexuels.
À Djibouti, on était parmi les pays presque à l’avant-garde contre le VIH, on organisait des séminaires avec l’aide de l’OMS depuis la fin des années 1990. Mais après ça, on a eu l’impression que c’était le creux de la vague, il y a très peu de choses qui ont été faites. On est dans un pays où il y a des règles, une culture, une religion, et c’était difficile de faire passer les messages de prévention.
Est-ce ce sentiment d’impuissance qui a insufflé la création de Solidarité Féminine ?
Absolument. Nous sommes trois fondatrices et l’une d’elles, Hasna, travaillait comme sage-femme dans un centre de prophylaxie avec des travailleuses du sexe. Malheureusement, nous avons vu surgir le sida dans ce petit groupe de personnes. Ce qui l’a le plus choquée, c’était de voir des femmes mourir ainsi, au coin de la rue, « comme des chiens », me disait-elle. Elle a réagi : « On ne peut pas continuer comme ça, même si on n’a pas les traitements ni les structures, il faut qu’on fasse quelque chose. » Et l’idée que nous avions déjà eue de les aider psychologiquement, socialement et de les entourer a pris forme en 1994.
Avec le bouche-à-oreille, beaucoup de personnes en situation de précarité sont venues, des dames ayant des conflits internes dans leur ménage. Nous ne voulions pas et nous ne voulons toujours pas être l’association où il n’y a que des personnes séropositives ou précaires. C’est une association de femmes avec différents profils, ayant des problèmes en commun et qui se retrouvent.
Absolument. Nous sommes trois fondatrices et l’une d’elles, Hasna, travaillait comme sage-femme dans un centre de prophylaxie avec des prostituées. Malheureusement, nous avons vu surgir le sida dans ce petit groupe de personnes. Ce qui l’a le plus choquée, c’était de voir des femmes mourir ainsi, au coin de la rue, « comme des chiens », me disait-elle. Elle a réagi : « On ne peut pas continuer comme ça, même si on n’a pas les traitements ni les structures, il faut qu’on fasse quelque chose. » Et l’idée que nous avions déjà eue de les aider psychologiquement, socialement et de les entourer a pris forme en 1994.
Avec le bouche-à-oreille, beaucoup de personnes en situation de précarité sont venues, des dames ayant des conflits internes dans leur ménage. Nous ne voulions pas et nous ne voulons toujours pas être l’association où il n’y a que des personnes séropositives ou précaires. C’est une association de femmes avec différents profils, ayant des problèmes en commun et qui se retrouvent.
Nous avons commencé avec 25 femmes ; aujourd’hui, nous comptons 360 adhérentes et estimons avoir touché entre 1500 et 1800 personnes en tout. Le premier vrai projet que nous avons eu pour dynamiser la prise en charge des femmes et de leurs enfants était de leur donner des bons pour un panier de fruits et légumes d’Éthiopie à aller chercher au marché tous les mercredis comme n’importe quelle ménagère de Djibouti. Cela leur permettait presque d’avoir une vie sociale et nous assurait de les voir toutes les semaines, de les suivre et de les sensibiliser.
Quelles ont été les évolutions depuis ?
En mars 2004, nous avons obtenu les traitements antirétroviraux (ARV) à Djibouti. Au début, en tant que médecin libérale, je ne pouvais pas les délivrer. Pendant l’été, il y a eu tellement de gens perdus de vue et de décès parmi les enfants que nous avions mis sous traitement qu’on m’a demandé d’en délivrer aussi. Maintenant, tous les médecins ont été formés.
« Il faut intensifier la prévention, dès le collège. Ce n’est pas en n’en parlant pas que ça va disparaître. Au contraire, les enfants d’aujourd’hui sont sur les réseaux sociaux et ont accès à toutes sortes d’informations, mais pas forcément les bonnes. »
En 2009, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme a mené une enquête et a découvert des fonds non justifiables au niveau de leur comptabilité. De ce fait, il y a eu une réduction des lignes budgétaires concernant les médicaments et le lait infantile, ce qui a été pour moi le plus dramatique. À Djibouti, l’allaitement maternel exclusif était rare et comportait un risque de transmission du virus. Les mères étant elles-mêmes dénutries et anémiées, allaiter n’était pas bon pour elles ni pour leurs enfants. Nous recevions donc du lait maternel. Avec le détournement des fonds, nous avons cessé d’en recevoir du jour au lendemain, et les mamans ont cessé de venir.
En 2015, nous avons beaucoup parlé du VIH. Le Parlement a adopté une nouvelle stratégie et le directeur de l’ONUSIDA, Michel Sidibé, est venu en visite. Le suivi des femmes enceintes a été amélioré, et nous avons aussi donné des vivres aux femmes anémiées pour qu’elles puissent allaiter tout en suivant le traitement ARV. Mais à mon niveau, je ne peux pas dire que j’ai vu beaucoup de changements.
Qu’est-il urgent de mettre en place aujourd’hui ?
Il faut intensifier la prévention, dès le collège. Ce n’est pas en n’en parlant pas que ça va disparaître. Au contraire, les enfants d’aujourd’hui sont sur les réseaux sociaux et ont accès à toutes sortes d’informations, mais pas forcément les bonnes. Il vaut mieux que ce soit des personnes responsables, qui connaissent la culture du pays et qui sont bienveillantes, qui s’en chargent.
Il est vraiment crucial de réussir à enlever ce tabou autour du VIH. Axer sur le dépistage systématique contribuerait à déstigmatiser la maladie. Il est essentiel de faire passer le message que nous ne sommes pas là pour juger, mais d’abord pour aider les patients et les personnes non infectées.
Je pense aussi qu’il faut insister sur tout ce qui est nutrition, car cela reste une des clés pour éviter les infections opportunistes et pour se sentir bien, tout simplement.
Source : VaccinesWork